4‑1. Le Tao dissémine sans jamais se remplir 道 冲 而 用 之 或 不 盈 dào chōng ér yòng zhī huò bù yíng Le sens de la phrase repose sur 冲 [chōng] qui signifie verser de l'eau bouillante, rincer, tirer la chasse d'eau (flush), jeter violemment (dash), se heurter, entrer en collision, passage (thoroughfare) ou place/endroit important(e). D'où l'idée d'un bouillonnement, d'un flux d’activité ou d'énergie entrant en collision, d'une sorte de soupe cosmique d'où tout surgirait, comme le confirmera d'ailleurs 4-2. Ainsi, 沖力 [chōnglì] est la force d'impulsion, l'élan ou le dynamisme. 沖散 [chōngsàn] est la rupture, la dislocation, la dispersion, la dissémination tandis que 冲积 [chōngjī] est en géologie le phénomène d'alluvionnement. 用 [yòng] signifie utiliser, employer,
dépenser, utilité, besoin, dépenses, frais, ainsi ou toutefois.
或 [huò] signifie peut-être ou probablement. 盈 [yíng] signifie
être rempli, être plein de ou avoir un surplus de, d'où sans
doute les idées de vide ou de récipient. Toutefois, ne pas
pouvoir être rempli à raz bord ne signifie pas pour autant être
vide... 1. A l'instar du Tao, ne pas se remplir de ses propres productions ou créations intellectuelles, ne pas prendre la grosse tête ou laisser ses chevilles trop enfler, Cf. 2-14. 2. Disséminer, multiplier les bienfaits mais sans rien attendre en retour ! On n'est jamais trop plein de générosité ou d'amour et cette fonction se renforce et nous renforce à l'usage. Nos qualités émanent du plus profond de notre être. Notre humanité ne s'use que si on ne s'en sert pas. 3. Nous sommes également sans fond dans notre capacité à produire des idées, à innover, à réfléchir, à nous améliorer. « De quelque côté que l'âme aille sur le chemin de connaissance, vers le dedans ou le dehors, le haut ou le bas, elle ne rencontre pas de limite à sa capacité de faire la lumière. » (Marcel Conche, Héraclite, p.360) 4. Tout comme la démocratie ou la liberté de la presse, le Tao ne s'userait-il que lorsqu'on ne s'en sert pas, lorsqu'on oublie sa présence ?
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Le Tao
dissémine sans jamais se remplir. |
5-1. A Nature amorale, créatures chiens-de-paille 天 地 不 仁, 以 万 物 为 刍 狗. tiān dì bù rén, yǐ wàn wù wéi chú gǒu 仁 [rén] signifie bienveillance, bienveillant, bienfaisant, humanité, sensible ou noyau. Le caractère est bâti autour du sentiment entre deux 二 personnes 人 dont on notera la même prononciation [rén]. Ce terme central est difficilement traduisible. On pourrait parler d'une éthique des relations, de tout ce qui doit être fait pour garantir l'harmonie entre les êtres. Anne Cheng parle du « sens de l'humain » et y voit « l'homme qui ne devient humain que dans sa relation à autrui », « ce qui constitue d'emblée l'homme comme être moral dans le réseau de ses relations avec autrui. » Elle finit par le traduire, par défaut, par « qualité humaine » ou « sens de l'humain ». (p.68) A noter qu'il s'agit d'un terme clé dans les Entretiens de Confucius, d'un « pôle vers lequel tendre à l'infini » que Lao zi remet donc ici en question. 为 [wéi] Cf. 2-1. 刍狗 [chúgǒu] signifie chien-de-paille, objets rituels confectionnés avec soins puis écrasés et brûlés. Ces chiens de paille (ou de papier), tout comme les « tigres de papier » sont utilisés dans les rituels taoïstes pour écarter les mauvais esprits (supposés découler alors des constellations du Chien Céleste 天狗 [tiāngǒu] ou du Tigre Blanc 白虎 [báihǔ]), lors de maladies, pour expier ses fautes ou dans un cadre préventif (nouveau chantier, commerce, bonheur...). Le Zhuangzi précise le soin apporté à ce rituel dans le chapitre XIV : « Avant d'être exposés les chiens de paille sont mis dans des boîtes en bambou et enveloppés de brocart ; le médium (shi) et l'invocateur (zhu) observent un jeûne avant de les prendre. Mais une fois exposés, les passants leur écrasent la tête et le dos, les coupeurs de foin les ramassent pour les brûler, et c'est fini. Si quelqu'un devait les reprendre et les remettre dans leur boîte, enveloppés dans du brocart, et séjourner ou dormir à proximité, il aurait non seulement de mauvais rêves, mais encore deviendrait probablement possédé [par eux] à chaque fois.» Une fois leur rôle joué, les chiens-de-paille doivent en effet être brûlés et oubliés. (Kristofer SCHIPPER, Chiens de paille et tigres en papier : une pratique rituelle et ses gloses au cours de la tradition chinoise, In: Extrême-Orient, Extrême-Occident. 1985, N°6, p.83-94.)
Traductions 1:
Traduction 2:
Contresens ? Proposition: A Nature amorale, créatures chiens-de-paille Vivre le Tao ? 1. La nature n'est ni bonne ni mauvaise et elle se fiche royalement de nous ! A nous, si nous nous aimons, de respecter notre nature et de vivre notre vie le plus respectueusement possible. 2. Inspirons-nous de la nature et cessons de plaquer sur les évènements les notions de bon ou de mauvais, de bien ou de mal. Prenons du recul et acceptons ce qui arrive comme ce qui devait arriver. Fatalisme ? Indifférence ? Si je peux changer quelque chose, alors pourquoi pas, mais si je ne peux rien y faire, alors à quoi bon ?
3. Nous ne sommes pas
grand-chose au regard de l'univers : nous avons un petit tour à
faire dans le banquet de la vie avant de disparaître. Chaque chose
en son temps. Chaque chose fait son temps. |
A nature
amorale, créatures chiens-de-paille |
6-1. L'esprit immortel de la vallée évoque l'obscur féminin 谷 神 不 死 是 谓 玄 牝 gǔ shén bù sǐ, shì wèi xuán pìn 谷 [gǔ] signifie vallée, gorge, céréal, grain ou millet avec, pour certains commentateurs, une extension vers l'idée de « nourrir ». 神 [shén] signifie dieu(x), divinité(s), surnaturel, magique, esprit ou intelligent. 死 [sǐ] signifie mourir, la mort, le mort, à mort ou mortel mais aussi infranchissable, implacable, inflexible ou rigide. 谓(謂) [wèi] signifie dire, appeler, parler de, nom, signification ou sens, Cf. 1-8. 玄 [xuán] signifie noir, sombre, profond, obscur, abscons, peu fiable, incroyable ou mystérieux, Cf. 1-8. 牝 [pìn] est un caractère peu usité signifiant femelle. Comme le souligne Marcel Conche, il est utilisé à la place de femme afin d’écarter tout anthropomorphisme. Traductions 1: La notion de « principe féminin » évoqué par Didier Gonin nous interpelle sur la notion de Yin, principe féminin de la nature associé à ce qui est négatif, froid, sombre et mystérieux. Dans sa version simplifié 阴, le radical阝[fù] est une simplification de 阜 qui désigne une monticule, une butte mais aussi l'adverbe abondant. Il est associé à 月 yuè qui est la lune (le Yang 阳 est associé au soleil 日) La version traditionnelle, que l'on retrouve encore à Hong Kong, en Corée ou au Japon s'écrit 陰 avec le même radical 阝associé cette fois à 侌 [yīn], composition de今 [jīn] qui signifie maintenant ou aujourd'hui et de 云 [yún] qui signifie nuage. Le sens littéral serait donc « la partie nuageuse de la butte. » Selon le Shuowen jiezi, dictionnaire de la dynastie Han, le sens de yin est : « sombre, [comme] le sud de l'eau ou le nord de la montagne » (Wikipédia) L'analogie de l'alternance de l'ombre et du soleil sur une montagne et une vallée est traditionnellement utilisée pour exprimer la relation entre le Yin et le Yang. « En Chinois ancien, yin et yang signifient respectivement « ubac » et « adret », soit les versants ombragés et ensoleillés d'une vallée ou d'une montagne... [...] Selon la position du soleil au fil du jour, l'adret devient ubac et vice versa... ce qui n'est pas le cas pour les binaires occidentaux plus dualistes. » (Marc Halévy, p.57-58)
Traduction 2:
Traduction 3:
Traduction 4: Proposition: L'esprit immortel de la vallée évoque l'obscur féminin Nous aurions pu pousser l'audace jusqu'à remplacer « obscur féminin » par le concept de « yin » mais il nous faut aussi rester fidèle au texte et à cette idée de mystère. Vivre le Tao ? 1. Laozi n'a pas finit de faire couler de l'encre car il n'y a pas que le principe féminin qui est obscur ! 2. Quel homme n'a pas déploré l'obscurité féminine ? Mais n'est-ce pas cela - cette mystérieuse complémentarité - qui donne un intérêt à la relation ? 3. La femme ne vient pas de Vénus, d'une autre planète, mais - tout comme les hommes d'ailleurs - de la vallée profonde, d'un lieu où il possible de retourner en se recentrant sur soi, en faisant le vide dans son esprit, pour se reconnecter à l'énergie de l'univers, à l'esprit immortel de la vallée.
4. L'âme est immortelle
parce qu'elle demeure mystérieuse, ne peut être définie précisément,
est détachée du matériel. L'immortalité requiert le détachement, la
non-action, Cf. 2-15. |
L'esprit immortel de la vallée évoque l'obscur féminin |
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